dimanche 26 mai 2013

Donner à voir et entendre l'espace-chant du théâtre quantique mais pas seulement...

Donner à voir et entendre ...
Ce n'est pas un secret pour le lecteur régulier de ce blog ci (et d'autres), je suis tombé amoureux il y a fort longtemps d'une certaine vision non-commutative du monde, celle initiée par Alain Connes en particulier qui offre un point de vue passionnant sur la physique quantique et ses extensions possibles. Elle m'a indirectement mise sur la voie de mon sujet de thèse, elle est l'un de mes guides favoris pour voyager dans la jungle des publications en ligne de physique théorique. C'est aussi un prisme précieux pour analyser les enjeux conceptuels qui se cachent derrières le formalisme mathématique... 
Découvrant hier par hasard l'existence conjointe et d'une très récente émission radiophonique ayant pour invité le fameux mathématicien et d'un roman écrit par lui avec deux proches et sortant ce mois-ci, mon esprit  se met à bouillir à l'évocation du terme "théâtre quantique", et se fend d'un premier commentaire , quant-à moi je tente ici une première distillation personnelle d'idées en train de condenser ...

L'espace-chant du théâtre quantique
La physique quantique est née de l'observation et de la tentative de modélisation des phénomènes de l'infiniment petit, inaccessibles aux microscopes ordinaires, ceux qui utilisent la lumière visible, mais dont la phénoménologie est née d'abord de l'analyse des spectres de lumière émis par les atomes; analyse rendue possible par la construction des spectroscopes à partir du dix-neuvième siècle. 
Il est frappant de voir à quel point la géométrie noncommutative de Connes s'appuie sur cette dimension spectrale des phénomènes. 
Il faut noter aussi la dualité entre un espace directe qui repère des positions de particules et l'espace réciproque qui décrit leur dynamique à travers des impulsions.
Il est indispensable enfin de souligner que cette vision d'un espace infiniment sécable et d'une dynamique indéfiniment mesurable est pour ainsi dire un fantasme pour reprendre la terminologie d'un texte du mathématicien Thierry Paul. 
L'expression espace-chant se voudrait être une évocation des possibilités offertes par la géométrie noncommutative, le terme chant résonnerait à la fois avec la notion de champs employée dans les théories quantiques du même nom, et avec la notion d'un temps pour ainsi dire musical analysé sous sa forme duale, fréquentielle, pour insister sur la nature spectrale du formalisme.

L'espace-temps du théâtre moderne
La physique moderne est née en résumé de l'analyse du mouvement initiée par Galilée grâce à l'étude comparée de mesures précises de l'espace et du temps, étude qui permettra de forger la notion effective de vitesse instantanée puis d'accélération et aboutissant à la dynamique de Newton. Elle est née aussi de l'étude comparée des mouvements des objets sur Terre et de ceux qui peuplent le Ciel, cet infiniment grand désacralisé par l'observation à la lunette puis au télescope de la Lune, du Soleil, des Comètes...

L'espace-plan du théâtre classique 
Que doit la géométrie classique, axiomatisée par (le mathématicien?) Euclide entre le IV et III siècles avant J.C., à cette autre science grecque parmi les plus anciennes : l'optique, "la science de la vision", pour laquelle le même (physicien?) Euclide a laissé probablement le traité le plus ancien connu à ce jour?
Sans revenir sur les débats philologiques concernant la paternité de ces théories, rappelons quand même l'extraordinaire originalité de leurs présentations axiomatiques-déductives. Soulignons aussi que contrairement à ce qu'on peut encore trop souvent lire, cette optique géométrique d'Euclide ne se réduit probablement pas à une naïve description de rayons émanant de l’œil pour aller vers la surface palpable des choses vues. Elle est plus vraisemblablement une subtile modélisation du flux lumineux capturé par l’œil, à travers les notions de cône visuel et de faisceaux de rayons, ces derniers étant discrétisés pour tenir compte d'une donnée anatomique : la structure filamenteuse de la rétine, connue et décrite par Erophile de Calcédoine, possible contemporain d'Euclide! C'est du moins ce que suggère Lucio Russo dans son livre The Forgotten Revolution (p149).

vendredi 24 mai 2013

A propos d'obstructions cohomologiques ou comment dessiner de merveilleuses figures impossibles qui ne peuvent pas être réelles ...

En cherchant des informations suffisamment précises sur un sujet a priori très perché : les obstructions cohomologiques, le blogueur, qui avait en tête cette célèbre figure impossible : 
Triangle de Penrose ou tripoutre (tribar en anglais)

imaginée par le mathématicien Roger Penrose dans les années 50, a eu la joie de découvrir un peu par hasard (et donc de partager avec son lecteur) ce texte du même Penrose, en anglais et en français. Le célèbre mathématicien y présente le formalisme permettant de décrire l'obstruction du passage de la tripoutre du plan à l'espace tridimensionnel, autrement dit ce qui empêche cette figure bidimensionnelle d'être la projection plane d'un objet tridimensionnel ...

//ajout 25/05/13
Cette recherche est partie d'une autre figure impossible (voir ci-dessous), dont j'ignore l'origine et le nom, figure employée par le physicien Jean-Marc Lévy Leblond dans les années 70 pour illustrer les limites de la dualité onde-corpuscule en mécanique quantique ...

Triapason ?
(pour sonner le glas de la dualité onde-corpuscule ;-)

Le lecteur curieux, qui n'a pas peur des mathématiques et de l'anglais, peut suivre les traces de la cohomologie dans la vie de tous les jours à travers cette entrée du blog The n-Category Café ou en lisant les contributions à cette problématique sur le site collaboratif mahtoverflow


lundi 20 mai 2013

Le Réel, le Possible et le Merveilleux


En écho à la fin du précédent billet, voici une évocation du platonisme moderne incarné par la pensée du même auteur que précédemment et qui s'inscrit parfaitement dans la problématique de notre blog :
... c'est une erreur de vouloir réduire les mathématiques à un langage, parce que justement, quand on fait des mathématiques, on s'aperçoit d'une chose qui est miraculeuse, c'est que c'est l'inverse de ce que l'on pense. C'est-à-dire que le pouvoir explicatif des mathématiques dans le réel, dans la réalité de la physique, est tel qu'au bout d'un moment, on a vraiment l'impression qu'au lieu que les mathématiques soient justement une création de l'esprit humain, autoréférentielle, c'est l'inverse qui se produit : c'est-à-dire qu'on peut arriver à situer la physique à l'intérieur des mathématiques… et le monde réel, presqu'à l'intérieur des mathématiques. On parlait tout à l'heure de nombres ; mais les mathématiques c'est quelque chose d'infiniment plus 
complexe, d'infiniment plus riche, c'est un peu comme Alice au pays des merveilles ! Il y a une partie des mathématiques qui a effectivement émergé du monde réel, de la physique. Mais lorsqu'on se pose les bonnes questions, et lorsqu'on suit une trajectoire qui est assez naturelle, on est un peu comme Alice au pays des merveilles : on ouvre des portes sur des mondes qui ne sont pas des mondes connectés au monde physique, qui sont des mondes merveilleux. Et qui sont merveilleux non pas seulement par leur propre cohérence interne, mais par les surprises qu'ils nous réservent, et par la résistance qu'ils ont. Exactement comme la réalité extérieure qui résiste (et qui donc nous répond quand on lui pose des questions), le monde mathématique a cette qualité extraordinaire, qu'on n'a pas, justement, contrairement à ce qui a été dit avant, on n'a pas cette liberté. On a une liberté pour créer des instruments de pensée qui nous permettent de voir le monde mathématique, mais le monde mathématique, lui, il est parfaitement résistant. Les mathématiciens explorent un territoire, ils ne le créent pas. Ils créent des instruments, pour y voir dans ce monde-là : c'est un monde qu'ils découvrent. Il est présent et on ne peut pas le modifier : il est tel qu'il est.
Alain Connes, Entretien avec Anne Segal & Gérard Cartier, Revue Secousse, mars 2012 

Le Nombre, le Poids et la Mesure (ou l'algèbre, la géométrie et l'analyse)

Ange de la géométrie ...
Les mathématiques fonctionnent sur deux registres complémentaires, le « visuel », qui perçoit instantanément le sens d’un théorème sur une figure géométrique, et l’ « écrit », qui s’appuie sur le langage, sur l’algèbre, et s’inscrit dans le temps. Selon Hermann Weyl, « l’ange de la géométrie et le diable de l’algèbre » se partagent la scène, ce qui illustre bien les difficultés respectives des deux domaines.
Communiqué à l'occasion de la médaille d'Or 2004 du CNRS attribué à Alain Connes

... ou ange de la topologie?
En cherchant la source de cette citation de Hermann Weyl, le blogueur tombe sur une autre mieux documentée :
In these days the angel of topology and the devil of abstract algebra fight for the soul of every individual discipline of mathematics
Hermann Weyl, Topology and Abstract Algebra as two Roads of Mathematical Comprehension, 1935

Le diable est dans les détails ... de la géométrie algébrique?
Approfondissons donc cette question du rapport précisément entre diable de l'algèbre abstraite et ange de la topologie, à travers la tentative de réponse suivante (à une question posée sur le site physicsforum.com) :
If you are a geometer, and have much experience with learning sheaf theory, and cohomology, you will understand what he is saying. Tthere are even geometric topoologists who dislike algebraic topology. I have tried to teach toric varieties to geometers and topologists who after seeing the definitions via spectra of various rings, asked, "OK, but where is the geometry? how do you get your HANDS on them?"
  • There is a feeling that algebraic methods take away intuition and render simple arguments too abstract. e.g. do you believe an irreducible non singular affine algebraic curve is really an integrally closed integral domain of krull dimension one?
  • or that the tangent bundle to a variety is really the set of k[e] valued points where k[e] = k[t](t^2) is the dual numbers? (actually this is fermat's original definition, almost.)
  • or that a universal family of geometric objects should be regarded as a representable functor?
  • or that the right way to view a sheaf on a topological space is as a contravariant functor on category defined by the toopology where inclusions are the only morphisms?

You should, as this gives rise to the observation that one can generalize them to categories with more than one map between two objects, leading to the etale topology, and "stacks" where even single points have automorphisms.
These are needed to deal appropriately with local quotient spaces by groups acting with fixed points.
Topologists tend to prefer homotopy to homology for this reaon, it is more geometric. Ed Brown Jr. considered his representation thoerem for cohomology as showing that cohomology was better than homology because being representable via homotopy showed that "it occurs in nature".
Mathwonk (alias d'un professeur émérite d'une université américaine), What is Hermann Weyl point? 03/05/07

Mais diable et ange existent-ils vraiment pour le mathématicien?
Le français André Weil, non moins célèbre et géomètre algébriste que le précédent mathématicien allemand dont il est le quasi-homonyme, a cette réponse :
Dieu existe comme les mathématiques sont conséquentes et le Démon existe comme nous ne pouvons pas le prouver.
André Weil
Si oui, est-ce Dieu le géomètre?
Ce point de vue a une longue tradition :
Dans le Timée, Platon décrit la création du cosmos sous forme d'une mise en ordre harmonieuse d'un état initialement indifférencié avec l'idée que le processus de création doit être guidé par les principes supérieurs de la géométrie. Cette thèse s'illustre au Moyen Âge par un Dieu géomètre, muni d'un compas, qui ordonne la création : "Dieu a créé toutes choses selon le Nombre, le Poids, la Mesure" dit le Livre de la sagesse de Salomon (XI, 21).
Au XVIIIe siècle, à mesure que la science se construit, la notion de création sur le mode mathématique se précise : les modèles cosmogoniques, tel celui développé par Laplace dans son traité sur la Mécanique céleste (1798-1825), font l'économie d'un créateur.
Didier Müller, Dieu le géomètre, 04/06/07

Quid de l'Analyse ?
Si Dieu est géomètre et le Diable est un algébriste, l'Homme est peut-être un analyste qui ne peut que comparer les infinis à défaut de pouvoir les mesurer à cause du temps qui lui est compté ...
Voici justement pour finir les propos d'un célèbre analyste et géomètre, platonicien convaincu, digne successeur de Poincaré. Il parle de ce qui est, je pense, sa langue de prédilection : l'algèbre.
L'algèbre cela n'a rien de visuel, en revanche cela a une temporalité, ça s'inscrit dans le temps! C'est le calcul, etc. C'est quelque chose qui évolue, et c'est quelque chose qui est très proche du langage et qui donc a la précision diabolique du langage.
 Alain Connes, L'impitoyable réalité, dans Les Déchiffreurs, 2008.